En mars 2021, Jeanne préparait son départ pour 4 000 kilomètres du Berry au Portugal. Depuis 2019 elle parcourt des milliers de bornes pour s’apaiser et se dépasser. Comme une envie fugace de partager ce quotidien inconnu, je lui propose de la rejoindre quelques jours pour découvrir cette itinérance. Moi l’étudiante tardive, maniaque du contrôle et enfermée dans la maladie depuis des mois. Immédiatement, je regrette cette proposition pour une multitude de raisons mais je constate que ça l’enchante alors je maintiens. On programme que je la rejoigne fin mai sur le chemin de Stevenson dont les étapes sont « petites » et le confort absolu puisque bordé de gîtes d’étape qui me permettront de dormir au chaud et au sec. Lorsque mi-mai elle décide de mettre fin à ce périple je me sens comme déchargée. Déjà parce qu’elle s’écoute, mais aussi parce que je ressens comme une liberté incroyable de ne pas avoir à « subir » ces quelques jours d’efforts. Et en même temps, je ressens comme le besoin vital de maintenir cette épopée sororale. C’est décidé, au regard de nos planning respectifs nous partons fin mai pour marcher 3 jours sur Stevenson.

Le matériel est là, une partie prêtée par Jeanne donc d’une qualité incroyable, une autre provenant d’une razzia dans un magasin de sport avec Jeanne à l’autre bout du fil qui me conseille. Le 25 mai je suis chez elle dans le Berry, le 26 les hébergements sont réservés. Le 28 on est sur la route en direction du Puy-en-Velay. Le matin du samedi 28 mai, j’angoisse et j’ai mal au ventre. Je contrôle depuis des jours ce que je mange au gramme prêt pour être sûre de ne pas être malade sur le chemin mais rien à faire, quelque chose ne passe pas. Je constaterais plus tard que c’est surtout le départ qui ne « passe pas ».

Je suis atteinte d’endométriose. Cette maladie « à la mode » un peu incompréhensible. Elle me pourrit la vie depuis plusieurs années et m’a empêché de mener une vie normale ces derniers mois. En dehors de ce que tout le monde connait de cette affection, je développe des symptômes bien moins intéressants dont personne ne parle, même pas moi. Je reste prostrée chez moi à l’affût du moindre symptôme invalidant depuis des mois. Mon endométriose à moi elle prend la forme d’une énorme intoxication alimentaire qui me gâche la vie. Je ne peux plus sortir parce que je suis gelée en permanence et que le froid déclenche des crises. Je ne peux plus rien manger parce que rien ne passe. Je ne peux plus sortir parce que je ne suis pas à l’aise à l’idée d’être malade ailleurs que chez moi et en réalité quand on voit le quotidien dans lequel je vis, c’est complètement compréhensible. Jeanne en tout cas l’a compris. Elle prend la mesure du risque que j’accepte de prendre à ses côtés : me retrouver seule au milieu de nulle part avec une crise d’endométriose type intoxication alimentaire n’est ni confortable ni glamour. Mais elle accepte ce risque pour deux. Et pour palier à tous les maux, elle décide qu’on réduit le risque alimentaire en partant en autonomie : elle se trainera pendant 3 jours tout ce dont on a besoin pour manger (riz, conserve de thon, pain et nourriture adaptée sans gluten ni lactose). Elle comprend rapidement que les crises du samedi sont des crises de panique. Que je peux décider d’abandonner à tout moment et reste tellement calme qu’elle en devient contagieuse. A ses côtés, rien ne peut arriver.

Le chemin c’est la découverte de la vie en communauté avec l’arrivée au Donativo du Puy-en-Velay et de la bienveillance des pèlerins. Il n’y a plus aucune barrière sociale, tout le monde se tutoie, tout le monde présente les mêmes angoisses quant au chemin et la même sérénité absolue d’avoir fait le bon choix de se lancer dans cette épreuve. Le premier matin elle me demande si je veux aller à la bénédiction qui fait partie intégrante des départs. Je refuse et on part « à la fraîche » pour Monastier-sur-Gazeille. Ces 19 premiers kilomètres sont étonnants parce que je n’ai absolument aucune idée de ce qui m’attend et je découvre les rudiments de la randonnée : les bâtons de marche, la gestion de la topographie et de son propre corps. Je me souviens qu’elle m’avait dit « Tu verras, quand on marche, on n’a jamais froid », je n’ai quitté la veste de pluie qu’elle m’a prêté qu’à quelques rares occasions, généralement en montée. Saleté d’endométriose qui me congèle de l’intérieur. En toute honnêteté, je ne suis pas capable de regarder les paysages, je ne profite de rien. Je me concentre sur ce corps qui ne répond plus à rien depuis des années et qui enquille les kilomètres sans jamais daigner se réchauffer. L’arrivée est salvatrice, je suis comblée de joie et de douleur à l’idée que ça s’arrête enfin. C’était sans compter les jours qui ont suivis. La seconde étape était de 24 kilomètres. J’ai découvert l’existence du dénivelé positif, ce petit cachotier qui m’a enfin fait enlever ma veste et compter mon nombre de respirations. Les douleurs de la veille sont présentes mais pas insurmontables sur les 8 premiers kilomètres. Les 8 prochains se font dans la souffrance mais beaucoup de groupes se rejoignent sur des parties difficiles, escarpées, parfois « dangereuses » et les conseils, les rencontres et les discussions arrivent à faire avancer la machine. Les 8 dernières sont proches de l’enfer, c’est de début du chemin cathartique que j’attendais : pouvoir enfin ressentir la douleur physique qui prend le pas sur toutes les autres. Jeanne se propose de prendre mon sac sur quelques kilomètres pour que mon corps se reprenne. Je finis le chemin en pleurs et en sandales, mais il est fini. Et à notre arrivée, quelque chose d’exceptionnel nous arrive : on est acclamées. Toutes ces personnes croisées, celles avec lesquelles nous avons échangé quelques mots sont impressionnées que nous soyions arrivées, que nous l’ayons fait en si peu de temps au regard de la difficulté de l’étape. La bienveillance fuse telle des feux d’artifice, dans tous les sens, par tous. Quelque part, la douleur d’amenuise à force d’entendre des mots d’encouragement et de soutien. À chaque parole positive une ampoule disparait, si ce n’est sur les pieds, au moins dans le cœur. La solidarité de ces instants laisse sans voix, même moi c’est pour dire. Il y a quelque chose d’anesthésiant à la bonté. Et quelque part, je pense que si elle n’avait pas été là le chemin aurait été tout aussi douloureux pour le corps mais bien moins rassasiant pour l’esprit. Il y a cette certitude que je peux bougonner, crier, pleurer tout le chemin parce que ma sœur m’aime d’un amour incommensurable et qu’elle entend que toutes les douleurs de la vie viennent se concentrer sur ces quelques jours, comme boucher un entonnoir et n’ayant d’autres moyens de sortir que d’exploser pour ne pas me faire imploser. Et cette bienveillance de l’arrivée, la sympathie débonnaire de nos camarades vient remplir le cœur et l’esprit d’une nouvelle motivation pour attaquer les jours à venir. Mais cette expérience m’a aussi appris que le silence est salvateur. C’est sur la dernière étape complète que j’ai appris cela. Au dernier jour d’étape, je ne peux marcher sans boiter dès les premiers mètres. Les 6 premiers kilomètres se font dans l’optique de pouvoir trouver en chemin un miracle qui viendrait soit me couper les pieds soit ôter la douleur. Malgré les bons soins d’un pharmacien compétent, la douleur est restée et s’est accompagnée d’une nouvelle peur sur cette journée : la pluie. Si personne n’aime marcher sous la pluie, je n’ai pas su expliquer pourquoi elle m’était aussi anxiogène. Elle nous a frappé et j’ai décompensé. Plus aucun courage, plus aucun humour. Il n’y avait plus que cette eau autour de nous qui créait comme un mur contre lequel je ne pouvais rien faire. Une fois l’averse passée j’ai avancé comme une folle, trop vite, trop fort. Et Jeanne a décidé de briser le silence « Tu comptes avancer à ce rythme combien de temps ? ». Tel un animal blessé j’ai commencé par attaquer. Et le silence s’est à nouveau installé. Pesant de tout son poids et de toutes sa culpabilité sur mes épaules. Je ne peux pas me permettre de ralentir parce que j’ai une peur panique de reprendre la pluie. Parce que la pluie c’est le froid, que le froid c’est les crampes et que les crampes c’est la fin du chemin pour moi. La fin du challenge mais surtout la fin de mon combat contre la maladie. Je ne veux pas et je ne peux pas la laisser gagner alors il faut avancer avant qu’elle ne se réveille. Sauf qu’à vouloir se battre contre le temps absolu et nécessaires on s’épuise. C’est ainsi qu’à quelques kilomètres de la fin, après des heures de reniflements en règle je me suis écroulée. Ça arrive il parait. Il semble qu’on a le droit de jeter ses bâtons, de hurler, de craquer. Le ciel était menaçant, la dernière pluie avait 1 heure, mes jambes tremblaient de douleur, mes pieds avaient littéralement désertés la planète terre et j’étais là, à jeter mes bâtons sur le bas cotés d’une route de campagne, à genoux dans l’herbe à pleurer sans aucune honte, sans filtre ; Des pleurs qui apparaissent à la croisée de chemins fondamentaux. Il ne s’agissait pas de savoir si j’avais mal, si j’étais triste. Il s’agissait de savoir qui de moi ou de mon corps allait gagner cette bataille qu’on menait de front depuis 3 jours. Il parait qu’il ne faut pas se définir uniquement dans la maladie, mais lorsqu’elle est aussi envahissante et invalidante, elle est comme un bras qui ne répond de rien et qui décide de bouger de lui-même ; Qui nous fait renverser les choses sans le vouloir, qui nous retiens, qui décide de faire sécession. La croisée des chemins durant ces quelques minutes a été de choisir qui allait gagner. Il ne fallait pas faire un choix en désespoir de cause, il fallait choisir et décider de se battre pour qu’un des camps gagne, il fallait mettre fin à la diplomatie qui permettait la coexistence passive depuis des années. Faire taire cette peur pour avancer ou l’accepter pour toujours et décider de lever le pouce pour terminer ces 3 derniers kilomètres. J’avais dit à Jeanne que je refusais d’abandonner dès le premier jour et la première plainte mais je ne le pensais qu’à moitié. La croisée des chemins consistait à cesser de se mentir et de faire un choix ferme et définitif : avancer envers et contre tout ou accepter la souffrance et s’arrêter. Je me souviens des décharges qui se sont déversées dans tout ce corps meurtri, y compris dans des parties intactes de toutes blessure. Une sorte d’énergie cosmique qui, en un quart de seconde, fait qu’on se remet, vacillante, sur ses pieds, et qu’on décide d’avancer coûte que coûte. Mais ça n’a rien d’un film, on a toujours aussi mal, on est toujours à bout. Mais il y a comme une force inexpliquée qui nous pousse, comme l’aiguillon de Stevenson sur Modestine, il y a ce silence qui laisse la place au choix éclairé et personnel d’avancer. On sous-estime trop souvent la force du silence, même lorsqu’il habite deux personnes côte à côte. Le silence dont Jeanne a fait preuve ce jour là a été l’espace de choix, le néant nécessaire à la prise d’une décision ferme. Comme s’il venait dire qu’elle serait toujours à mes côtés mais qu’elle ne pouvait pas décider pour moi. Elle aurait pu dire « Je vais t’aider, je vais porter ton sac, on va y arriver » mais elle savait qu’elle ne devait pas être dans l’équation à ce moment-là. Elle savait que je savais tout ce qu’elle pourrait dire, mais qu’à cet instant l’effort n’appartenait qu’à moi.

Pendant 3 jours, j’ai entendu les gens dire que je venais rejoindre le rang des aventurières. Et j’ai clamé haut et fort que je n’avais jamais voulu en être et je le revendique encore. J’ai voulu découvrir ce que ma sœur vivait pendant ces marches. Je ne pense pas l’avoir trouvé. Je pense que je ne le trouverais jamais. Mais elle m’a offert bien plus que d’entrer dans sa peau d’aventurière, elle m’a donné l’opportunité d’entrer dans la mienne…
Merci !